Extrait : Les protagonistes et les paysages
Julien Lefrançois, veilleur de nuit et écrivain. Chapitre 1
Sainte-Maxime, jeudi 28 avril 2011, 13 heures
Julien vient de se lever avec l’impression de n’avoir pas dormi de la matinée, la visite de ses parents le met en transe. Quelle idée ont-ils eue de réserver une chambre pour ce soir ? Je n’aime pas mêler ma vie professionnelle à ma vie privée. Je devais les rejoindre à Marseille demain, mon jour de congé. Ils m’ont placé devant le fait accompli. C’est une idée de ma mère, évidemment. Ma mère, ses conseils, ses reproches, ses intrusions dans mon intimité. Au premier mot qu’elle prononce, même par téléphone, je sais que ma journée sera gâchée. Elle possède l’art de me faire sortir de mes gonds. J’entends faire respecter mon indépendance et mon besoin de solitude. Ce qu’il m’en coûte ne regarde personne. Mon père se tient à l’écart de ça. Un jour, j’étais encore un enfant, il m’a déclaré, « tu es un orgueilleux, mon fils ». J’ai perçu une nuance de fierté dans sa voix. C’est vrai, je le suis et j’y tiens. Je ne supporte pas la sentimentalité sirupeuse de ma mère, des femmes en général, c’est indécent. Je n’ai rien à reprocher à mes parents, mais je suis soulagé depuis qu’ils habitent à mille kilomètres d’ici. Une visite par an, à Noël, suffit pour entretenir le lien. J’arrive chez eux, heureux de les voir, mais au bout de deux jours j’ai besoin d’air. Leur vie trop réglée m’étouffe. Au printemps, ils descendent à Marseille pour retrouver leurs amis et leurs anciens collègues. Tous ont des petits-enfants merveilleux auxquels ils se consacrent. Ma mère est malheureuse, elle qui a tout fait pour sortir de la pauvreté, pour occuper une place honorable dans la société, elle voit son fils unique mener une vie de « sans le sou » et poursuivre des chimères. Julien croit l’entendre : « il n’a jamais été délinquant, Dieu merci, nous l’avons élevé avec la rigueur qui convient, mais pourquoi a-t-il choisi d’aller habiter dans les quartiers les plus déshérités de la ville ? » D’autres fois, elle soupire : « C’est un artiste, il est écrivain ; il jouit d’une grande estime dans son milieu. » Elle n’avait jamais lu un livre avant que son fils ne publie les siens. Mais elle craint qu’il soit malheureux ou qu’il se néglige. Mange-t-il seulement de façon correcte ? Il se nourrit, il ne mange pas. Il ne s’habille pas non plus, toujours serré dans des vestes sans couleur et des pantalons qui tirebouchonnent. Elle se demande ce qu’elle a mal fait dans sa vie pour que son fils unique, la chair de sa chair, soit ainsi. Il l’entend encore gémir : « C’était un enfant affectueux. Aujourd’hui, je ne sais plus quels tourments agitent son cerveau. Je voudrais lui dire mon amour et ne sais lui faire que des reproches. » Julien ne supporte plus sa mère. Ils vont arriver dans une heure, son père est toujours à l’heure militaire. Il sort de l’hôtel et fait des allers et retours du parking à la route, tête baissée. Il est nerveux parce qu’il s’est arrêté de fumer.
ERELL, retraitée, habite à Lyon (qu’elle décrit beaucoup). Chapitre 1
Lyon, vendredi 29 avril, 7 h
Ce matin, Erell a pris le temps de regarder depuis le lit la mince bande de lumière à l’horizon. Elle était entre deux sommeils, chaque fois qu’elle ouvrait les yeux à nouveau, la bande s’était élargie. Elle a bu son café à la fenêtre. C’est drôle de voir traverser les voitures sur un pont du Rhône dans le silence ouaté du matin. Ses fenêtres offrent une vue plongeante sur Lyon. Elle se trouve au 4e étage d’un immeuble qui en compte sept. Il est situé sur la colline, pas tout en haut, mais assez haut pour balayer un large horizon et embrasser la ville, côté Rhône. La tour que les Lyonnais appellent « le crayon » se trouve en face d’elle, au loin. Au pied de l’immeuble, des petits rectangles de jardins publics, entre deux rues, des acacias en fleurs. Le Rhône, vert jade en ce moment, est parsemé de péniches blanches et noires. Comme sur un tableau de Marquet. Les maisons de différentes hauteurs, imbriquées les unes dans les autres dégringolent le long des escaliers et des rues en pente raide qui mènent sur les quais du Rhône. Une bande de pigeons piète à l’angle d’une toiture, on dirait une grande famille. Erell a toujours éprouvé un bien-être à regarder un paysage d’un point élevé. Comme si l’élargissement de l’horizon avait un effet tonique sur elle, en élargissant sa respiration. Elle se souvient subitement de son rendez-vous de 10 heures. Chaque mois, le bon déroulement de l’expédition de la revue alternative dépend de la participation bénévole des adhérents. Et chaque mois, le miracle se renouvelle : des bénévoles viennent de Nantes, de Strasbourg, de Biarritz. Étonnant ! L’un profite d’un déplacement professionnel, l’autre fait un crochet au cours d’un séjour de vacances. Ils sont aussi nombreux que divers, hommes, femmes, jeunes, vieux, cadres, employés, agriculteurs, étudiants, végétariens, végétaliens, libertaires, syndicalistes. Les discussions portent sur le Salon Primevère, sur la banque alternative (la NEF), sur les manifestations antinucléaires, on prend rendez-vous pour les fauchages d’OGM, on échange des tuyaux sur la fabrication des toilettes sèches. Erell écoute et regarde, étonnée. Elle-même pratique la décroissance à sa façon : vivre le mieux possible avec peu d’argent nécessite de l’attention. Mais elle hésite à s’engager dans un mouvement. « Si tu attends de trouver l’organisme qui correspond exactement à ton idéal, tu ne te décideras jamais », lui avait dit un copain, il y a longtemps. Elle craignait d’avoir une défaillance ou de se laisser phagocyter. Elle attendait encore la révélation, comme d’autres attendent le Prince charmant. Avantage : cela la laissait disponible aux opportunités. Il faut des embarcations légères pour accompagner les navires au long cours.
Claude Dorval, brocanteur à Guéret. Son pseudo sur internet est : « CDD ». Chapitre 1
Guéret, vendredi 22 avril 2011, 8 heures du matin
Claude écoute la radio qui parle de l’immigration tunisienne à Lampeduza.
« Voilà des hommes qui viennent de libérer leur pays, et ils sont déjà pressés de le fuir ? » dit-il en maugréant. Il se jette sur son ordinateur pour faire connaître son point de vue sur internet.
« Qui sont ces candidats à l’émigration ? Ceux qui ont fait la Révolution et qui déjà l’abandonnent ? Ou ceux qui, serviteurs hier du dictateur, craignent des représailles ? Plus probablement s’agit-il d’une masse opportuniste qui n’appartient ni à un camp ni à l’autre, mais profite de la pagaille pour tenter sa chance d’aller vivre dans un pays prospère ? Ces hommes veulent le gâteau, tout de suite, ils sont indifférents aux idéaux proclamés. Ils ne méritent aucune estime ».
Sa femme attend qu’il ait terminé son e-mail en caressant le chat, ce genre d’indignation ne la touche pas. Claude monologue à mi-voix en tapant. Il déclare qu’il n’aime pas les ténors des courants qui soutiennent les sans-papiers au nom de la mondialisation et du partage et il rajoute rageur :
« Que partagent-ils, eux, ces humanistes de gauche — ou de droite — qui appartiennent aux couches privilégiées de la société et nous donnent des leçons ? On les dirait unis pour égaliser les pauvres de la planète en prenant à Pierre pour donner à Mohammed. Aujourd’hui, l’Europe n’a pas les moyens de les accueillir. Ce n’est plus seulement notre avenir qui est bouché, mais notre présent qui est en train de se défaire ».
Il déclare qu’il en a marre de la « gôche » bien-pensante, qu’il orthographie avec un o accent circonflexe. « On dirait des autistes ! Ces gens refusent de regarder la réalité en face. Et c’est pour cette raison que j’ai décidé de prendre le contre-pied. » Et il signe rageusement : CDD. Le chat, effrayé par l’intonation guerrière de sa déclaration, saute du canapé et va se cacher sous le fauteuil.
Claude Dorval 2ème extrait Chapitre 1
Guéret, mercredi 12 mai à 19 h00, cdd@aol.com a écrit :
Bonjour Erell,
J’étais en tournée, je n’ai pas pu te répondre, mais j’ai reçu et lu la revue alternative que tu m’as expédiée ; je la trouve honnête et pertinente, quoique non exempte de tendances « bisounours ».
Je suis pour la décroissance, la locale attitude et une écologie débarrassée des loqueteux oripeaux du gauchisme baba-cool.
L’écologie étant une science (peut-être même assortie d’une éthique de vie et d’une philosophie), elle devrait se situer en dehors de la politique. Après tout, les maths ou la physique ne sont pas de gauche ou de droite.
Est-il inconcevable de voter à droite et d’avoir des préoccupations environnementales ?
Aberrant, d’être à la fois contre l’islamisation de nos mœurs et contre la souffrance animale ?
Fou, de déplorer l’explosion démographique, l’invasion migratoire et la course à la croissance ? Débile, d’être pour le progrès technique et de condamner les choix énergétiques univoques concernant le nucléaire ?
Quant aux choix énergétiques du Japon, de la France et d’une bonne partie du monde développé, je ne les décrivais comme fatals que dans la norme de la croissance infinie et à tout prix qu’on nous a imposée. Il y avait (et il y a toujours) d’autres voies possibles.
Ton message témoigne d’une grande méconnaissance de qui je suis.
Je suis Solognot par ma famille maternelle. Ma mère est issue de ce pays de fièvres et de misère, et je peux te dire que quand j’étais gamin, leurs conditions de vie ne valaient pas mieux que celles de tes amis du fond du Maghreb. Mon grand-père, un vieux braconnier, aurait pu servir de modèle à Raboliot (du grand Maurice Genevoix). Il m’emmenait avec lui pendant les vacances. Aux alentours de six ans, j’accrochais mon ver à l’hameçon, et j’éventrais les poissons-chats pour récupérer la ligne… Nous allions affener (nourrir) les bêtes. À la réserve à cochons (sangliers), j’ai pu mesurer la dangerosité de la « bête noire ». J’ai appris qu’au moment du brame, un cerf peut, d’un coup d’andouiller, éventrer un ramasseur de champignons et piétiner ses entrailles par plaisir. Je sais qu’un blaireau blessé est aussi féroce qu’un ours miniature et inflige des blessures mutilantes. J’ai vu la curée, où la meute dévore les entrailles fumantes du cerf, au milieu des claquements de fouets et du hourvari des trompes. Moins folklorique, j’ai assisté à l’exécution des poules et des lapins, que l’on trouvait à la table familiale. Et ça ne m’a jamais dérangé de caresser les lapinous tout doux, puis de les becqueter le lendemain. Plus tard, j’ai fait une Saint Cochon, j’ai entendu l’animal brailler avant de morfler un bon coup de merlin là où ça endort, et je me suis régalé du boudin et des abats. Dans les petites fermes, Monsieur Cochon était craint pour son sale caractère, mais aussi respecté pour son utilité pratique. On chuchote que son talent d’éboueur allait jusqu’à débarrasser les filles mères d’encombrants nouveau-nés… Plus tard (mes grands parents venaient de mourir), j’ai participé à des opérations survie, en manœuvre, et je me souviens que pour améliorer l’ordinaire absent, on a monté des expéditions dans des poulaillers proches, volé quelques patates et attrapé des poissons de façon peu orthodoxe… La pêche à la grenade, si elle manque de sérénité et d’esprit sportif, est toujours rentable.
Ces ennuyeux éléments biographiques, pour t’indiquer que la sensiblerie ne fait pas partie de mon caractère. Il va sans dire qu’en cas de besoin, je n’hésiterais pas à bouffer ce que je trouverais, même la maman de Bambi, même Bambi (à la sauce Grand Veneur de préférence).
On ne peut pas dire que je ne ferais pas de mal à une mouche : j’ai horreur de ces diptères agaçants, et de leur « noir corset velu… qui bombine », je leur mène une chasse impitoyable, ainsi qu’aux araignées et au peuple furtif des rongeurs répugnants, que j’exécute à la 4.5 dès qu’ils pointent leurs moustaches. Je considère cependant que nous devons assurer la protection des animaux, y compris de ceux que je tue, par nécessité. C’est pourquoi je soutiens que les exécutions doivent se faire sans cruauté inutile, car nous savons maintenant que l’animal (surtout le vertébré supérieur) est sensible. Donc, en cas de famine, je ne verrais aucun inconvénient moral à tendre des collets pour garroter un faisan ou un lièvre qui abondent par ici, mais en aucun cas je ne m’amuserais à les plumer ou à les dépouiller tout vifs. Je me considère comme un défenseur de l’espèce animale et un écologiste.
Shoko, danseuse, Japonaise originaire de Kyoto, amie d’Erell. Chapitre 1
Lyon, dimanche 8 mai 2011, 10 h
Aujourd’hui, Shoko est venue voir Erell. Elles ont décidé de passer la matinée à arpenter les berges du Rhône et à visiter un nouveau quartier de la ville, la Confluence. Un nom qui vous invite à le rejoindre. Elles auraient pu emprunter des « vélov », mais elles voulaient fureter dans les immeubles et les boutiques, monter sur les péniches et prendre des photos. Il faisait une chaleur d’été, elles marchaient côte à côte, en tee-shirt et baskets. Erell habillée de blanc, cheveux mi-longs en désordre et regard bleu d’acier ou de mer, changeant selon l’humeur, Shoko petite et râblée, tout en noir, de la pointe du chignon aux talons.
La Confluence est un patchwork d’immeubles de tous styles plantés dans une vaste friche industrielle. Des usines désaffectées en demi ruine, des bâtiments de négoce et de navigation fluviale du XIXe siècle, ornés de hauts reliefs, des maisons de type colonial (destinées à la rénovation) voisinent avec des immeubles en cours de montage, semblables à des meccanos, les uns en béton brut, les autres en verre et alu, en bois, en brique rouge. Un bâtiment cubique est emmailloté d’un revêtement orange vif en métal ajouré, comme de la dentelle, d’autres sont verts, bleu marine ou rose fluo. Une résidence protégée par une vaste coupole lance hardiment des balcons profonds et étroits au-dessus du vide et combine des cubes de couleurs primaires en façade, à la manière d’un tableau de Mondrian. Dans les halls gigantesques, c’est la folie des bandes rayées, imitation Buren.
On patauge encore au milieu des terrains vagues boueux et des voies de communication en construction. Les rails rutilants du nouveau tramway blanc vont à la rencontre des vieux rails rouillés avec leurs trains de marchandises immobilisés en bout de piste. On traverse au jugé les voies de dégagement qui rejoignent l’autoroute en l’attente des tracés de passages piétons. Quelques boutiques de meubles design sont déjà installées, des galeries d’Art, des bistrots chics, des sièges de sociétés, des appartements témoins de résidences de luxe. Le nouveau quartier « branché » s’installe dans cette excroissance humide de la ville. Elles ont mangé une salade sur la terrasse d’un bistrot au bord du port fluvial en attendant un bateau navette qui remonte le Rhône jusqu’au parc des expositions puis elles sont revenues à pied pour rejoindre la ville par les sentiers de promenade ombragés du parc de la tête d’Or qui se prêtent à la confidence.
Shoko est désemparée depuis qu’elle ne danse plus. « Je me sens vide à l’intérieur, je traîne un sentiment d’inexistence ». Erell compatit, mais ne sait que répondre à ça.
« Je me demande ce qu’est le contenu d’un être, poursuit Shoko, avant je me sentais reliée à la Nature, j’y puisais l’énergie, aujourd’hui je vis dans ma tête, il m’arrive d’oublier le ciel, la terre et mes racines. Je vis égoïstement repliée sur mes petites contrariétés quotidiennes.
— Ne te flagelle pas, répond Erell, tu es une personne solide et douce. Mais on dirait que tu as enfermé ton cœur dans un coffret hermétique. C’est le coffre qui te pèse. Tu essayes de te protéger des agressions avec ton intellect ! Les mots ne libèrent pas les émotions, ils les habillent de mensonges. Ton ennemi est en toi.
« Yet each man kills the thing he loves / By each let this be heard ! » déclame subitement Shoko, c’est le refrain de La Ballade de la Geôle de Reading d’Oscar Wilde. Il la hantait à quinze ans. Ses yeux se gonflent de larmes qu’elle ne s’autorise pas à libérer.
— Tu vois bien que ce Julien qui t’a si fortement contrariée n’est pas le problème, il a seulement rouvert une blessure. Peux-tu me redire précisément comment vous vous êtes fâchés ?
— J’avais prétendu que toute écriture était fiction. Même le récit le plus objectif de faits réels possède une puissance imaginaire, avais-je affirmé. Vous savez tous qu’un fait divers relaté par dix personnes présentes sur le même lieu au même moment, donne dix récits différents. Or, pour lui, le réel, le quotidien, ne peut susciter qu’une écriture journalistique plate. Il défend les littératures imaginaires, plus riches et plus attrayantes. Là-dessus, j’ai osé écrire que la littérature fantastique que j’avais lue m’avait semblé convenue avec ses vampires stéréotypés. Deux ou trois participants au débat m’ont approuvée. Aussitôt il s’est fâché et il a déclaré qu’il ne me laisserait pas écrire n’importe quoi sur « son forum ».
— Incroyable ! Erell réfléchit un moment... J’imagine qu’il s’est senti déconsidéré publiquement. Il aurait mieux valu que tu laisses tomber.
Un banc abrité par un saule pleureur les invite à s’asseoir au bord du lac. Elles regardent un moment les canards qui s’approchent dans l’espoir d’obtenir quelque relief de repas.
— Tu sais ce qui m’étonne ? reprend Erell.
— Non…
— Que tu te sois opposée à lui. Ce n’est pas dans ton caractère. Je ne t’ai jamais entendu contredire quelqu’un. J’ai remarqué jusqu’ici que même lorsque tu n’approuvais pas un propos, tu laissais parler l’interlocuteur sans donner ton avis personnel, en tout cas jamais sur le moment.
— Oui, mais là, c’était une joute intellectuelle et c’était par écrit, riposte Shoko excitée, je n’avais pas pressenti son hostilité. Quand je l’ai perçue, je lui ai adressé un message privé pour lui préciser que de mon point de vue, cette discussion restait amicale. Il m’a répondu sèchement que nous n’étions pas amis, tout au plus « en bonnes relations », ce qui n’allait pas durer si je continuais à semer la confusion dans les débats. Là-dessus, il s’est mis à me bombarder de messages en rafale :
« Ce que tu ignores, c’est qu’à cause de toi le patron du site reçoit des courriels qui me mettent en cause dans mon rôle de modérateur.
— En prenant appui sur mes interventions, vraiment ?
— Oui, a-t-il confirmé. As-tu remarqué qu’un certain nombre de membres du forum se sont ralliés à tes arguments dans le seul but de m’attaquer personnellement ? Jusqu’à me traiter de macho ! Je ne dis pas que tu l’as induit, mais tu as ouvert une brèche. »
Il expliquait qu’il se sentait entouré d’ennemis qui n’attendaient qu’un faux pas de sa part. Au dixième mail de la journée, l’affaire avait pris des proportions énormes. À la fin de cet échange surréaliste, j’ai demandé :
« Penses-tu que nos relations vont rester bonnes ?
— Oui, si tu présentes des excuses sur le forum.
— Mais de quoi m’excuserais-je ?
— Si tu mets en cause mon autorité, je serai obligé de couper tes interventions. Je peux bannir un participant incorrect. »
Il estimait qu’il était mon supérieur hiérarchique et que je n’avais pas le droit de contester son avis une fois qu’il avait tranché sur une question !
J’ai compris qu’il se sentait personnellement visé sur deux plans : en tant qu’écrivain, par ma critique sur les vampires stéréotypés, et en tant qu’administrateur du forum. Cette attitude de petit chef m’a surprise et peinée. Ses derniers mots ont été : je n’ai pas d’estime particulière pour vous. Je ne vous autorise pas à me considérer comme un ami (déjà signalé) et je vous interdis de continuer à utiliser mon adresse privée.
— Ce mot m’a suffoquée et encore aujourd’hui quand je t’en parle, j’en tremble. Pourquoi ce retournement soudain ? J’éprouvais de l’affection pour lui, j’admirais l’écrivain, certaines de ses confidences m’avaient touchée. J’avais cru à une complicité. Il aimait ma façon d’écrire, il m’avait donné un peu de confiance en moi, c’était tellement important !
— C’est un orgueilleux et un garçon méfiant, tu aurais dû éviter de le froisser, conclut Erell. Mais ce qui m’interroge, encore une fois, c’est l’attitude que tu as eue avec lui. Elle ne te ressemble pas. Un Japonais ne s’oppose pas de front dans une discussion. Serais-tu en train de devenir française ? Shoko est restée un moment interdite.
— J’ai quitté le Japon à 18 ans et j’en ai 38. La moitié de ma vie s’est déroulée en France, c’est possible. »
Shoko repart au Japon. Chapitre 3
Kyoto, lundi 4 juin 2012 à 22 h 21, shoko@yahoo.com a écrit :
Chers Erell et Ernest,
Me revoilà à Kyoto, sa lumière, la texture de l’air moite, le frissonnement des bambous et des érables, le crissement des cigales, l’écoulement particulier de son temps sont inscrits en moi. Je les retrouve petit à petit. Un son, une fleur, une goutte de pluie ramènent à la surface la sensation enfouie.
De très loin, je devine l’emplacement des sanctuaires au pied des collines, dans la ville je marche au gré des rues abritées du soleil par des entrecroisements insensés de fils électriques, des lanternes rouges, des idéogrammes. Je croise des grappes d’écolières en uniforme, je longe des immeubles immenses, je plonge sous terre et me laisse glisser dans un métro calme aux banquettes de velours vert, je fais face à des voyageurs aux yeux mi-clos.
La maison familiale se trouve dans le quartier résidentiel de Nishinomiya, comparable au Neuilly parisien. Personnellement je préfère les quartiers résidentiels d’avant-guerre situés le long de la mer ; on y voit encore des arbres centenaires notamment des pins matsu dans les jardins. Aujourd’hui, les résidences de luxe se déplacent vers les collines pour fuir la pollution. Autre tendance, les appartements s'agrandissent et s'occidentalisent même si le taux de natalité décroît. Par contre la population des chiens et chats explose ! Comme en France. Mêmes causes, mêmes effets...
Je vois beaucoup de femmes à vélo, avec un enfant derrière et quelquefois un autre devant. L'immobilier a chuté de 50 % dans l'ancien depuis la bulle des années 90 ce qui représente un progrès car il fallait auparavant s'endetter sur deux générations pour se loger. De ce fait, beaucoup de jeunes couples habitent dans des maisons individuelles. J’aime ces maisons basses alignées décorées de plantes, accompagnées de leur jardinet fleuri.
Dans la plaine on trouve des cultures de riz, au sud il y a des bambouseraies. En hiver, les montagnes qui nous entourent sont parfois couvertes de neige. Les azalées annoncent le début du printemps, avec les pruniers qui éclosent en mars, suivis des cerisiers. En ce moment, ce sont les iris. C’est le début de la saison des pluies qui dure jusqu’à la mi-juillet. Il peut pleuvoir 48 h de suite ! Puis le soleil brille subitement et sèche le linge qu’on étend au grand air. (On se croirait dans les petites rues de Marseille avec les étendages !) L'été est très chaud à Kyoto. Il y fait 30 à 40°. Il paraît que depuis quelques années les températures sont en hausse à cause des climatiseurs.
Les gens se croisent dans la rue en disant : « Atsui des ne ! » Il fait chaud n'est-ce pas ? L'automne est sans doute la meilleure saison, les arbres passent du vert au jaune et au rouge pourpre. Ce sera le moment idéal pour votre voyage ! Dans le Kansai les hivers ne sont pas rigoureux mais on se plaint quand même du froid. Quand on se salue, on ajoute : « Samui des ne ! » Il fait froid n'est-ce pas ? Il me tarde de revoir les temples couverts de neige.
En vous écrivant, j’observe de la fenêtre la pluie sur les parapluies transparents, le capot luisant des taxis, les rues transformées en ruisseaux, l’eau qui glisse en guirlandes sur les tuiles d’un temple voisin et, à ses côtés, les arbres penchés qui laissent dériver leurs feuilles au gré des remous, à la surface de l’étang.
Suis-je au Japon depuis quelques heures, quelques jours, quelques semaines ? Mon sentiment varie à ce sujet. J’ai repris ma place ici et en même temps je reste liée à vous, ma famille française, je sais que nous allons travailler ensemble, je me réjouis déjà à l’idée de vous faire partager mon pays comme vous m’avez fait partager le vôtre. Je n’ai pas adressé de signe à Julien, il est présent en moi, je ne souffre pas de son silence, je le sais retranché dans un ailleurs qui le protège. Est-il encore en train de buter sur le mystère du triangle ou bien a-t-il encore changé de chemin ?
Que devient CDD ? A-t-il trouvé du travail ? D’un côté je le lui souhaite, d’un autre j’espère que ça ne compromettra pas son voyage avec vous, lui qui a tellement rêvé d’un Japon mythique à travers les bandes dessinées de son enfance. Je glane pour lui des mangas qu’il aimera, transmettez-lui mes amitiés.
Je vous embrasse, Shoko.
Portrait d’Ernest (Page 172)
Ernest pose sur la plaque chauffante la bouillabaisse rapportée de chez un copain qui fait le traiteur au black en week-end. Erell débouche une bouteille de Bandol, Shoko tartine un peu de pain grillé avec de la rouille. Une brume légère flotte encore au-dessus du port et sur la mer. Le soleil pointe derrière annonçant une belle journée. Ernest, toujours prévenant, ouvre le parasol qui protègera la table et leurs têtes du soleil de printemps qui pique. Il arbore un air inhabituel, Ernest.
Erell observe que son regard est comme plongé en lui-même.
Depuis leur arrivée, elle le voit agir comme un automate. D’un seul coup, des paroles sortent de lui comme s’il s’adressait à un interlocuteur invisible. « Quand elle a disparu dans l’opaque elle m’a emporté avec elle, mais je n’étais pas prêt à faire ce saut. Elle me tenait de ses deux mains. J’avais froid. J’ai compris que je ne partirais ni ne reviendrais tout à fait. Je l’ai un peu suivie, plongeant dans une errance qui m’a permis de m’éloigner du réel pendant un temps que je n’ai pas mesuré. J’en suis ressorti avec le goût de la terre mêlée à l’eau et le sentiment d’une faute effacée. Un autre serait resté dans le trou noir. C’est ce que je me suis dit beaucoup plus tard. Moi, j’ai avancé comme un fantôme translucide en plein jour. Tout le monde croyait que j’étais vivant. J’avais un corps, mais je n’étais pas un être humain.
J’avais quitté mon emploi d’ingénieur un an auparavant pour la soigner. Quand je suis revenu à moi-même, j’avais oublié cela.
J’avais oublié le métier qui m’avait occupé pendant trente ans. Mon corps et mon esprit n’étaient pas réunis sous le même toit.
C’est dans cet état intermédiaire que j’ai décidé de monter la librairie, puis la maison d’édition un an après. Tous les 1er avril, au lever du soleil, je la rejoins dans notre calanque. »
Shoko et Erell sont figées dans l’écoute. Il se reprend :
— Excusez-moi de vous mettre mal à l’aise avec ça, c’était ce matin. Sinon je n’en parle jamais.
Shoko demande : il y a combien d’années que tu as monté ta librairie ?
« Six ans, répond Ernest après un effort de réflexion.
Les voilà tous les trois serrés sous le parasol, Ernest sert le vin rosé.
— Ne soyez pas affligées, dit-il en posant ses mains sur leurs épaules ; j’ai retrouvé goût à la vie, je dois même avouer que je prends beaucoup de plaisir à mon existence de célibataire. J’ai toujours aimé l’improvisation, il faut être seul pour se permettre de décider de partir d’une minute à l’autre du côté où le vent vous pousse. Puis il lève son verre, trinquons à notre premier repas de l’année sur la terrasse et à notre projet, ajoute-t-il.
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